« J’étais déjà près de l’Arabie, lorsqu’un fameux voleur, nommé Arbogad, m’enleva, et me vendit à des marchands qui m’ont amenée dans ce château, où demeure le seigneur Ogul. Il m’a achetée sans savoir qui j’étais. C’est un homme voluptueux qui ne cherche qu’à faire grande chère, et qui croit que Dieu l’a mis au monde pour tenir table. Il est d’un embonpoint excessif, qui est toujours prêt à le suffoquer. Son médecin, qui n’a que peu de crédit auprès de lui quand il digère bien, le gouverne despotiquement quand il a trop mangé. Il lui a persuadé qu’il le guérirait avec un basilic cuit dans de l’eau rose. Le soigneur Ogul a promis sa main à celle de ses esclaves qui lui apporterait un basilic. Vous voyez que je les laisse s’empresser à mériter cet honneur, et je n’ai jamais eu moins d’envie de trouver ce basilic que depuis que le ciel a permis que je vous revisse. »
Alors Astarté et Zadig se dirent tout ce que des sentiments longtemps retenus, tout ce que leurs malheurs et leurs amours pouvaient inspirer aux coeurs les plus nobles et les plus passionnés; et les génies qui président à l’amour portèrent leurs paroles jusqu’à la sphère de Vénus.Les femmes rentrèrent chez Ogul sans avoir rien trouvé. Zadig se fit présenter à lui, et lui parla on ces termes: « Que la santé immortelle descende du ciel pour avoir soin de tous vos jours; Je suis médecin, j’ai accouru vers vous sur le bruit de votre maladie, et je vous ai apporté un basilic cuit dans de l’eau rose. Ce n’est pas que je prétende vous épouser je ne vous demande que la liberté d’une jeune esclave de Babylone que vous avez depuis quelques jours; et je consens à rester en esclavage à sa place, si je n’ai pas le bonheur de guérir le magnifique seigneur Ogul. »
La proposition fut acceptée. Astarté partit pour Babylone avec le domestique de Zadig, on lui promettant de lui envoyer incessamment un courrier, pour l’instruire de tout ce qui se serait passé. Leurs adieux furent aussi tendres que l’avait été leur reconnaissance. Le moment où l’on se retrouve, et celui où l’on se sépare, sont les deux plus grandes époques de la vie, comme dit le grand livre du Zend. Zadig aimait la reine autant qu’il 1e jurait, et la reine aimait Zadig plus qu’elle ne le lui disait.
Cependant Zadig parla ainsi à Ogul: Seigneur, on ne mange point mon basilic, toute sa vertu doit entrer chez vous par les pores. Je l’ai mis dans une petite outre bien enflée et couverte d’une peau fine il faut que vous poussiez cette outre de toute votre force, et que je vous la renvoie à plusieurs reprises; et en peu de jours de régime vous verrez ce que peut mon art. » Ogul dès le premier jour fut tout essoufflé, et crut qu’il mourrait de fatigue. Le second il fut moins fatigué, et dormit mieux. En huit jours il recouvra toute la force, la santé, la légèreté, et la gaieté de ses plus brillantes années. « Vous avez joué au ballon, et vous avez été sobre, lui dit Zadig: apprenez qu’il n’y a point de basilic dans la nature, qu’on se porte toujours bien avec de la sobriété et de l’exercice, et que l’art de faire subsister ensemble l’intempérance et la santé est un art aussi chimérique que la pierre philosophale, l’astrologie judiciaire, et la théologie des mages. »
Le premier médecin d’Ogul, sentant combien cet homme était dangereux pour la médecine, s’unit avec l’apothicaire du corps pour envoyer Zadig chercher des basilics dans l’autre monde. Ainsi, après avoir été toujours puni pour avoir bien fait, il était près de périr pour avoir guéri un seigneur gourmand. On l’invita à un excellent dîner. Il devait être empoisonné au second service; mais il reçut un courrier de la belle Astarté au premier. Il quitta la table, et partit. Quand on est aimé d’une belle femme, dit le grand Zoroastre, on se tire toujours d’affaire dans ce monde.
C’était en 1747. Quel brillant esprit ce Voltaire. Et aujourd’hui, en 2008, les choses n’ont pas vraiment changées. Le basilic cuit dans l’eau de rose passe à coup de dessous de table les étapes aboutissant à sa mise sur le marché, est vendu à prix d’or et en masse avec quelques tours de passe passe commerciaux. Et s’il est plus nocif qu’autre chose, ce n’est pas grave. L’essentiel c’est qu’il existe.